Autor: Aurora Merle
Organisé en avril 2010, le premier forum sur le développement social de l’Université Tsinghua était consacré à la question de « la stabilité sociale et de l’expression des intérêts ». Réunissant une trentaine de sociologues et experts de diverses institutions, quelques journalistes et éditeurs de revues scientifiques, l’objet de la réunion était de présenter un rapport de recherche produit par une équipe du département de sociologie et intitulé « Institutionnaliser l’expression des intérêts afin de réaliser un ordre social de long terme » . Sous ce titre quelque peu obscur, était en réalité livrée une analyse critique de la politique du maintien de la stabilité sociale, priorité du pouvoir depuis 1989 : mettant au jour les coûts de cette politique et ses effets pervers tels l’amplification et la radicalisation des luttes sociales, les auteurs du rapport insistaient sur la nécessité de fonder l’ordre social sur une autre logique, favorisant l’expression des différents intérêts au sein de la société et la mise en place de mécanismes de représentation et de médiation.
La présentation de ce rapport de recherche suscita une importante discussion sur le rôle des sociologues et de leurs savoirs, ainsi que sur les défis sociaux et politiques rencontrés par la Chine. Dans ce moment rare de discussion réflexive au sein d’un espace semi-public, on put distinguer en particulier trois prises de position. La première, incarnée par un haut responsable de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales de Chine, reprochait au rapport le manque de « mesures concrètes », et face à l’ « obscurité » de certaines formules employées dans le rapport, posait la question : s’agit-il d’une réforme sociale, politique ? La seconde, portée par plusieurs sociologues, affirmait à l’inverse que le manque de propositions concrètes était une bonne chose, qu’un sociologue ne saurait se substituer à un cadre politique sur le terrain et que le rôle des chercheurs était en premier lieu de produire des connaissances. Enfin, réagissant à ces différentes interventions, l’un des sociologues à l’origine du rapport répondit que ce dernier n’était en réalité ni destiné au pouvoir et à l’élaboration de politiques publiques ni au seul monde académique, mais visait plutôt, s’inspirant d’une « sociologie publique » (gonggong shehuixue 公共社会学) , à s’adresser à la société, à l’« espace du peuple » (minjian 民间) . Pourtant, comment s’adresser à la société lorsqu’en dépit de quelques articles de journaux et une certaine diffusion sur Internet, le rapport ne pouvait être publié dans aucune revue officielle ?
Si ces différentes positions expriment d’une certaine manière le « sens d’une mission » (shiminggan 使命感) des intellectuels en Chine, elles témoignent des enjeux auxquels la sociologie et ses représentants sont confrontés depuis la restauration de la discipline à la fin de la Révolution culturelle. Bannie des universités et centres de recherche pendant plus de 30 années, la sociologie renaît en Chine en 1978 sous l’impulsion du pouvoir politique, avec la double tâche de reconstruire une discipline et de participer au programme de modernisation du pays. Pour les anciennes et nouvelles générations de sociologues, les défis de la reconstruction sont immenses : comment s’émanciper de la tutelle du marxisme-léninisme et reconstruire des normes de production autonomes du savoir sociologique? Quelle attitude adopter à l’égard des théories et méthodologies occidentales qui forment le cœur de cette science sociale ? Comment penser et agir sur les profondes transformations que connaît la société chinoise depuis les réformes économiques ? Quelle distance entretenir avec le pouvoir politique ?
Construire une science, construire une société : l’objet de cet article est d’interroger l’engagement des sociologues en Chine depuis trois décennies à partir de cette double dimension – l’engagement envers la discipline, l’engagement envers la société. La reconstruction de la discipline pose à la fois la question de l’autonomie et de la légitimité de la sociologie, qui supposent la capacité à construire et investir des espaces de production et de diffusion des savoirs. La « construction de la société » interroge quant à elle les formes de participation des sociologues à la construction et à la reconnaissance d’acteurs et d’espaces dans la société. Pour saisir ces formes d’engagement des sociologues en Chine depuis la restauration de la discipline, nous partirons de l’étude d’une forme spécifique de production sociologique, le rapport de recherche ou yanjiu baogao (研究报告) et analyserons trois situations précises qui cristallisent à différentes périodes des figures d’engagement et des rapports au pouvoir et à la société. Pratique courante dans le milieu des sciences sociales chinoises, la rédaction de rapports de recherche constitue une formule de recherche intéressante pour appréhender cette double dimension : parce qu’il n’est pas destiné spécifiquement à la sphère académique, il pose la question de sa diffusion et de sa réception. Comme le montre le rapport de Tsinghua, dans un système d’édition fortement soumis à des contraintes politiques et idéologiques, il invite également à s’interroger sur les possibilités de publication. Les trois rapports de recherche que nous avons choisi d’étudier abordent les défis essentiels que rencontre la société chinoise depuis le début de la politique de réforme et d’ouverture lancée à la fin des années 1970 : le développement des campagnes et la question de l’urbanisation au cours des années 1980, la nouvelle stratification sociale issue des réformes économiques au cours des années 1990, enfin la question des mouvements sociaux dans la Chine du début du XXIe siècle.
Développer les petites villes à la campagne : Fei Xiaotong et la question de la modernisation chinoise
Au début de la décennie 1980, le défi posé par le rétablissement de la sociologie est immense : il faut former de nouvelles générations, reconstituer des équipes de recherche, créer des institutions, etc. Dans un contexte politique encore incertain, où pèse la « mauvaise origine » de la discipline, l’une des réponses apportées par les sociologues chinois est de démontrer par leurs enquêtes l’utilité de cette science sociale. Parmi celles-ci, les recherches conduites par Fei Xiaotong (费孝通, 1910-2005) auront une portée considérable dans le développement de la discipline et son rôle dans le programme de modernisation du pays. Anthropologue de renom formé dans les années 1930 à la London School of Economics à Londres où il fréquenta entre autres Malinowski, Fei est au début des années 1980 le président de l’Association de recherche sociologique chinoise et le directeur de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Chine.
En 1981, il effectue une « troisième visite » dans le village de Kaixuangong dans la province du Jiangsu, sa région natale où il avait mené des enquêtes en 1936 et en 1956. L’augmentation du niveau de vie qu’il y observe est étroitement lié au développement d’activités secondaires et industrielles dans les campagnes, sous la forme d’industries rurales. Profitant de cette « fenêtre » d’observation des changements des campagnes chinoises, Fei lance un programme de recherche sur les « petites villes » (xiao chengzhen 小城镇) des campagnes du Jiangsu. Regroupant une équipe d’une vingtaine de personnes issues de différentes universités de Chine, le programme vise à constituer une « base » d’enquête pour mener en profondeur et sur le long terme des études sur différents xiao chengzhen.
En 1983, à partir des premières enquêtes de terrain, Fei rédige un rapport de recherche intitulé « Xiao chengzhen da wenti », « Les petites villes – une grande question » (Fei, 1999, vol. 9, p. 192-234). Dans ce rapport, Fei rappelle les différentes fonctions traditionnelles de ces lieux, centres économiques, politiques ou culturels dans les campagnes. Abordant ensuite les changements opérés depuis 1949, il n’hésite pas à pointer les problèmes suscités par la mise en place du système d’économie planifiée : en faisant reposer le développement des campagnes exclusivement sur la production agricole au détriment du commerce, le nouveau régime a privé les paysans de sources de revenus monétaires et condamné les xiao chengzhen au déclin. Pourtant, au début des années 1970, et plus particulièrement après le troisième plenum du XIe Comité central en 1978, les xiao chengzhen connaissent un nouvel essor. Fei lie ce renouveau au développement industriel qui s’amorce dans les campagnes, aux industries collectives créées et gérées à l’échelle des équipes de production des communes populaires. L’approche empirique et réaliste développée par le sociologue l’amène à montrer à la fois l’amélioration des conditions de vie des paysans suscitée par ce développement industriel, mais également les problèmes que crée cet exode rural, avec l’apparition d’une nouvelle catégorie sociale les nongmingong, ces ouvriers paysans partis travailler dans les petites et grandes villes.
Renouant avec ses enquêtes précédentes, le sociologue délivre en creux une vision de la modernisation de la Chine et par conséquent un message politique. Prolongeant ses réflexions antérieures, Fei suggère ainsi de développer cette industrialisation et de promouvoir l’essor des xiao chengzhen dans les campagnes, « petites villes » définies comme des « communautés au service des campagnes » (wei nongcun fuwu de shequ). Partant de ses observations dans le Jiangsu, il propose non seulement une voie de modernisation « aux caractéristiques chinoises » ; mais également une réforme par expérimentations, en fonction des configurations locales, et au plus près des besoins et des soucis des populations.
Cette proposition qui avait déjà fait l’objet de violentes critiques lors de la campagne contre les éléments droitiers en 1957 , suscite à l’époque une certaine résistance de la part des partisans du maintien de l’économie planifiée, qui voient d’un mauvais œil l’essor de ces activités marchandes et industrielles. Su Guoxun, chercheur à l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences sociales de Chine, se rappelle ainsi des conflits au sein de l’Académie entre les dirigeants et Fei :
„À l’époque où Fei a développé son idée des xiao chengzhen, avec notamment son article « Xiao chengzhen – da wenti », les gens au sein de la direction de l’Académie avaient une vision très différente du développement de la Chine et des relations entre villes et campagnes. En tant que marxistes, ils considéraient qu’il fallait développer les grandes villes. Car le matérialisme historique considère qu’il y a une loi de l’histoire et a une position évolutionniste : les pays en voie de développement doivent suivre les pays développés. De ce point de vue, leur théorie était en accord avec les théories américaines sur la modernisation. L’urbanisation est un processus mondial universel, et la Chine pour se moderniser doit avoir de grandes villes qui attirent la population rurale. Fei Xiaotong était opposé à ces théories modernisatrices, il ne voulait pas de grandes villes. Au départ, au sein de l’Académie des sciences sociales, il a été très peu entendu.” [Su Guoxun, Académie des Sciences sociales de Chine, Pékin, sept. 2003].
Comme le souligne Song Jiading, l’ancien assistant de Fei à cette époque, les critiques à son égard apparaissent au plus haut niveau politique, au sein même du Comité central :
„Lorsque Fei Xiaotong, au cours d’une réunion du comité central, évoqua le développement des xiao chengzhen, il fut interrompu par un responsable de l’économie planifiée qui déclara : « je ne suis pas d’accord avec le point de vue de Fei Xiaotong ». Cela s’est su publiquement et a été diffusé jusqu’en bas par un document imprimé, exerçant une très grande pression. Fei Xiaotong avait encore été critiqué. Il n’est pas sur la même ligne que le Comité central, n’est-ce pas? Il fait encore du réformisme.” [Song Jiading, Académie des sciences sociales de Chine, Pékin, juin 2002].
Cette critique de la position de Fei Xiaotong pèse sur l’ensemble de la discipline et sur ses possibilités de développement. Pourtant, au milieu des années 1980, la politique chinoise à l’égard du développement économique des campagnes connaît un revirement idéologique. Les dirigeants réformateurs approuvent et officialisent le développement d’activités industrielles et marchandes dans les campagnes. C’est dans ce contexte que l’article de Fei Xiaotong sur les xiao chengzhen, et sa thèse en faveur d’une industrialisation des campagnes reçoivent la caution politique des plus hauts dirigeants du Parti. Song Jiading se souvient de ce revirement et du changement de statut de la sociologie qu’il favorise à partir de 1985 :
„C’est [Hu] Yaobang qui a apprécié la lecture de l’article de Fei Xiaotong. Il a spécialement écrit une lettre à Hu Qili , lui demandant de distribuer notre article à chaque membre du Bureau politique. En réalité, à cette époque, la politique du Comité central avait changé. Il souhaitait s’intéresser aux entreprises rurales, voulait développer l’économie de marché, et ne plus dépendre de l’économie planifiée. L’ensemble de la politique du Comité central était en train de changer. C’est comme cela que l’article de Fei Xiaotong fut mis en valeur. (…) En un instant, la réputation de la sociologie s’est améliorée, cela a été positif pour le développement de la sociologie.” [Song Jiading, Académie des sciences sociales de Chine, Pékin, juin 2002].
Cet épisode illustre la complexité du processus de réforme lancé au sortir de la Révolution culturelle et les enjeux de lutte au sein du pouvoir chinois qu’il cristallise. Comment transformer l’économie mise en place par le régime communiste et favoriser le développement du pays sans porter atteinte au pouvoir du régime et au dogme marxiste ? Comment traiter le problème majeur de l’urbanisation et du lien entre villes et campagnes ? Le cas des xiao chengzhen témoigne des conflits existant à cette époque au sein de l’élite politique sur la voie de modernisation chinoise, entre d’une part les partisans de la réforme et d’une orientation vers l’économie de marché et d’autre part les tenants de l’orthodoxie marxiste et du maintien de l’économie planifiée ; mais également du point de vue du développement urbain et démographique, entre un modèle d’urbanisation promouvant le développement de grandes villes et un modèle cherchant à limiter ce développement et à l’inverse à favoriser l’essor de villes de taille plus réduites en lien organique avec les villages et campagnes avoisinantes. Il révèle également l’engagement de Fei Xiaotong, sociologue internationalement reconnu et personnalité politique en tant que vice-président de la Ligue démocratique de Chine, en faveur des réformes économiques et d’une certaine libéralisation de l’activité marchande. Dans le jeu politique interne au Parti, les recherches de Fei Xiaotong sont utilisées comme caution scientifique par les élites réformatrices pour appuyer le changement d’orientation économique.
Les dix strates de la société chinoise : Lu Xueyi et la question de la nouvelle classification sociale
Les réformes économiques lancées au cours de la décennie 1980 et accélérées dans la décennie 1990 contribuent à transformer en profondeur les fondements de la société chinoise. Face à ces transformations, se développe à partir des années 1990 une réflexion sur la nouvelle classification sociale issue des réformes. Le point de départ de ces études sur la stratification sociale (shehui fenceng 社会分层)réside dans la perception d’un décalage croissant entre d’une part les catégories officielles et d’autre part les réalités empiriques observées par les sociologues. Les référents marxistes traditionnels, deux classes – les paysans et les ouvriers, et une couche – les intellectuels, sont incapables de rendre compte du processus de différenciation sociale en cours.
La question de la nouvelle stratification sociale se situe en réalité au croisement de différents phénomènes en œuvre à partir de la fin des années 1970. Premièrement, un changement idéologique majeur intervient à partir de 1978 : non seulement la « lutte des classes » (jieji douzheng) est abandonnée au profit d’un recentrage sur la « construction de l’économie », mais les pensées politiques et les origines de classe ne sont plus les critères principaux de différenciation. Deuxièmement, l’orientation vers une économie de marché accompagnée de transformations institutionnelles favorise l’émergence de nouvelles activités économiques en dehors du système étatique et l’apparition de nouvelles catégories sociales, tels les entrepreneurs privés ou les travailleurs indépendants. Troisièmement, la politique de réformes et le développement technologique qu’elle encourage contribuent à transformer la structure de l’activité économique chinoise, avec la croissance des secteurs secondaires et tertiaires. La question de la stratification sociale répond également à une demande émanant des autorités politiques, les programmes de recherche et les enquêtes quantitatives faisant l’objet d’un traitement prioritaire et nécessitant d’importants financements publics. Cette demande politique peut être envisagée selon plusieurs dimensions. D’un point de vue administratif, la différenciation sociale et l’exigence de rationalisation bureaucratique nécessitent une adaptation des catégories utilisées par les structures étatiques. L’élaboration et la conduite de politiques publiques impose en particulier de dresser un état des lieux des forces qui constituent le corps social mais également des dynamiques de changement à l’œuvre. Enfin, et plus fondamentalement, la question de la classification sociale est étroitement liée à la légitimité du Parti, et à la « base » sur laquelle s’appuie ce dernier pour assurer son pouvoir.
Les différentes terminologies utilisées dans les enquêtes sociologiques témoignent des difficultés et des défis auxquels sont confrontés les sociologues chinois. D’un côté, l’intérêt manifesté pour les enquêtes et théories étrangères ainsi que les évolutions sociales chinoises en cours amènent à construire des indicateurs intégrant différentes dimensions, telles la profession et l’éducation, se rapprochant ainsi des standards internationaux. Cette ambition se double néanmoins de la prise en compte des spécificités des legs de la société chinoise, comme l’illustrent l’importance accordée aux facteurs politiques et institutionnels dans la formation et la hiérarchisation des différents groupes sociaux, ou l’accent mis sur le rôle des « unités de travail » ou gongzuo danwei . De l’autre, les « limites théoriques » (lilun xianzhi) imposées par le pouvoir politique et l’idéologie officielle incitent les sociologues à adopter des formulations détournées et à recourir à des formes de « neutralisation académique ». Ainsi, les concepts de « classe », de « strate » et de « structure » sont-ils souvent associés, voire directement accolés, dans les productions sociologiques chinoises des années 1980 et 1990. On peut remarquer à cet égard que tandis que des notions aussi centrales que « classes » et « strates » se distinguent par leurs origines étymologiques dans les langues occidentales, leurs homologues chinois, respectivement jieji (阶级) et jieceng (阶层) partagent un caractère commun, traduisant ainsi une plus grande proximité. L’exemple le plus révélateur de ces « limites théoriques » et des détours employés par les sociologues concerne évidemment la question de la « classe moyenne » : les expressions « revenus moyens » (zhongdeng shouru, 中等收入) ou « couches moyennes » (zhongjian jieceng, 中间阶层) sont ainsi préférées au terme politiquement sensible de zhongchan jieji (中产阶级) ou « classe bourgeoise ».
Si ces différents exemples révèlent les enjeux autour des mots désignant les différents groupes de la société, la publication en 2002 du rapport sur les classes et les strates dirigé par le sociologue Lu Xueyi (陆学艺 1933- ), alors directeur de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales de Chine, et les effets provoqués par cette publication illustrent de manière encore plus significative les implications politiques et idéologiques de ces recherches. Faisant la synthèse d’une vaste enquête menée depuis 1999 sur la stratification et la mobilité, le rapport se compose de trois parties principales : la première constituant un rapport général, tandis que les seconde et troisième sont respectivement consacrées à l’étude de chaque strate identifiée puis à des analyses de cas portant sur différentes villes et districts. L’intérêt qu’a suscité ce rapport réside en premier lieu dans la classification de la société chinoise qu’il propose, identifiant 5 groupes et 10 strates :
1) « la strate des gestionnaires de l’État et de la société » (guojia yu shehui guanlizhe jieceng), cette expression désignant principalement les cadres du Parti et de l’administration. Leur proportion dans la population totale est de 2,1%.
2) « la strate de ceux qui exercent des fonctions d’administration » (jingli renyuan jieceng). Représentant 1,5% de la population totale, cette couche désigne principalement les dirigeants des entreprises publiques.
3) « la strate des dirigeants d’entreprises privées » (siying qiyezhu jieceng) : catégorie créée par les réformes économiques, leur part ne représente selon le rapport que 0,6% dans la société.
4) « la strate des techniciens spécialisés » (zhuanye jishu renyuan jieceng) représentant 5,1% de la population totale.
5) « la strate des employés » (banshi renyuan jieceng) qui constitue une proportion de 4,8%.
6) « la strate des entrepreneurs individuels dans le commerce et l’industrie »(geti gongshang hu jieceng), représentant 4,2%.
7) « la strate des employés du commerce et des services » (shangye fuwuye yuan), qui atteint une proportion de 12%.
8) « la strate des ouvriers de l’industrie » (chanye gongren jieceng), représentant 22,6% de la société.
9) « la strate des travailleurs dans le secteur agricole » (nongye laodongzhe). Représentant en 1978 près de 70% de la population, leur part ne représente que 44% en 1999.
10) « la strate de ceux qui sont sans activité, au chômage ou au chômage partiel dans les villes et campagnes (chengxiang wuye, shiye, ban shiye zhe jieceng), constituant officiellement 3,1% de la population. (Lu Xueyi, 2002, p. 9)
Le rapport insiste sur le rôle essentiel des couches moyennes dans le développement social chinois : si leur proportion demeure encore limitée en Chine, elles jouent néanmoins le rôle d’intermédiaire entre les classes inférieures et supérieures, permettant des formes de mobilité sociale et une stabilité de la société. Les couches moyennes et supérieures sont considérées comme de nouvelles forces sociales qui peuvent augmenter la base sociale du Parti et de l’État. S’inscrivant dans la droite ligne de la théorie des trois représentations de Jiang Zemin et revendiquant cette filiation, le rapport sera pourtant interdit à sa sortie. La polémique autour de l’ouvrage reflète les contradictions idéologiques du « socialisme aux couleurs chinoises », entre d’une part le maintien du dogme marxiste de la dictature du prolétariat, et d’autre part la justification des inégalités économiques par Deng Xiaoping et son célèbre « Enrichissez-vous », ainsi que la théorie des trois représentations de Jiang Zemin.
Si pour les sociologues ayant participé à cette enquête, les réactions du pouvoir politique, illustrant la réticence d’une partie des dirigeants du Parti à l’égard de la réorientation politique introduite par Jiang Zemin, étaient prévisibles et avaient été en partie anticipées, leur surprise vint davantage des effets provoqués par la sortie du rapport au sein de la population chinoise. En effet, non seulement le rapport émanant d’une haute autorité académique comme l’Académie des sciences sociales de Chine suscite d’emblée un vif engouement et des débats sur Internet, mais comme le racontent certains sociologues ayant participé à l’enquête, le livre est même brandi par des ouvriers du nord-est de la Chine protestant devant leur gouvernement local, tenant dans ce rapport la preuve de la destitution de la classe ouvrière autrefois « maître du pays ». L’Institut de sociologie reçoit par ailleurs un nombre important d’appels d’individus désireux de savoir à quelle strate ils appartiennent. Il est intéressant de souligner l’identification forte qui apparaît, dans le cas présent, entre les résultats d’une enquête sociologique et le processus de reconnaissance officielle de catégories sociales.
En investissant le champ de la stratification sociale, les sociologues chinois illustrent non seulement le développement rapide de la discipline et de ses méthodes, mais participent également à un projet d’ingénierie sociale. Cette ambition est particulièrement manifeste dans le rapport publié par Lu Xueyi, mettant en lien l’étude des différents groupes sociaux chinois avec l’élaboration des politiques publiques et plus particulièrement les relations avec l’État-Parti. Plus fondamentalement, le thème de la stratification sociale est en réalité porteur d’une nouvelle vision de la société chinoise : une société où la classification économique et professionnelle se substitue progressivement à la classification politique des décennies maoïstes. Pour une partie des sociologues chinois, cette nouvelle forme de classification incarne d’une certaine manière un progrès, l’évolution vers une société « moderne », « plus juste », plus fluide, où la place de chacun devrait pouvoir s’acquérir selon le mérite et non selon son origine de classe. Pourtant, dès le milieu des années 1990, certaines enquêtes sur les structures sociales insistent sur le processus de polarisation croissante de la société chinoise (Sun Liping, Li Qiang, Shen Yuan, 1998). Face à l’explosion des inégalités sociales et à la montée des mouvements de revendication et de protestation, l’attention des sociologues se porte sur les capacités d’action des différents groupes sociaux, en particulier les catégories défavorisées de la société. Ou pour le formuler autrement, la question des mouvements sociaux prend le pas au tournant du XXIe siècle sur celle des strates sociales.
Actions collectives et expression des intérêts sociaux : Sun Liping et la question de la stabilité sociale
Présenté en avril 2010 au département de sociologie de l’Université Tsinghua à Pékin, le rapport sur l’institutionnalisation de l’expression des intérêts et la réalisation d’un ordre social de long terme prend comme point de départ la contradiction de plus en plus aiguë au sein de la société chinoise entre deux phénomènes ou deux logiques : le weiwen et le weiquan. Weiwen (维稳) est la contraction de l’expression weihu wending, qui signifie « préserver la stabilité ». Cette politique affichée par le régime après 1989, est devenue au fil du temps une priorité, le budget total consacré en 2010 au maintien de la stabilité se rapprochant même de celui de la Défense . Weiquan (维权) est la contraction de weihu quanli, qui signifie « défendre les droits ». Ce mouvement, né en 2003, désigne l’ensemble des actions de résistance et de défense des droits des citoyens : mouvements de résistance des paysans expropriés de leurs terres, revendications dans le monde ouvrier, actions de protestation des propriétaires des classes moyennes urbaines, etc (Zhang Lun, 2007).
Illustration de l’augmentation des contradictions et des conflits qui traversent la société chinoise contemporaine, selon l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales de Chine, de 1993 à 2003, le nombre d’ « incidents de masse » (quntixing shijian) est passé de 10 000 à 74 000, le nombre de participants passant de 730 000 à 3 760 000 . Si les sociologues de Tsinghua rappellent les raisons objectives de cette hausse des conflits, raisons liées au développement économique et aux problèmes provoqués par ce développement, ils soulignent avec force le rôle du weiwen, c’est-à-dire de la politique de maintien de la stabilité dans l’amplification des phénomènes de protestation. Ou pour le formuler autrement, « plus on maintient la stabilité, moins il y a de stabilité » (yue weiwen, yue bu wen).
Comme le souligne le rapport, le modèle actuel de maintien de la stabilité nécessite non seulement d’importantes ressources économiques, mais contribue également à exercer une pression sur les cadres des gouvernements locaux, empêchant la mise en oeuvre de certaines réformes et la conduite des affaires courantes. Analysant les interactions entre l’État et la société, les sociologues mettent en évidence un « cercle vicieux » : au nom du weiwen est empêchée l’expression des intérêts sociaux « au sein du système » (tizhi nei), c’est-à-dire le recours à la voie juridique ou au système des lettres et visites , ce qui incite à des expressions « hors système » (tizhi wai) et violentes. Cela est particulièrement le cas des groupes les plus défavorisés de la société comme les paysans migrants (nongmingong), les ouvriers mis à pied des entreprises d’État (xiagang). Contrairement aux groupes dominants, ceux-ci ne sont en capacité ni d’exercer une influence sur l’élaboration des politiques publiques, ni de négocier ou défendre leurs droits. Le weiwen étant devenue la priorité, les citoyens ordinaires ont compris qu’il fallait menacer la stabilité pour obtenir une résolution à leurs problèmes, comme le révèle l’expression : « à grand trouble, grande solution ; à petit trouble, petite solution ; sans trouble, pas de solution » . En politisant les problèmes sociaux, en réprimant toute revendication sociale, les gouvernements locaux deviennent la focale qui concentre les contradictions, provoquant une opposition forte entre la police et le peuple, entre les cadres et les masses.
Face aux problèmes provoqués par le weiwen, les sociologues appellent donc à inverser la logique : « la défense des droits est le maintien de la stabilité, seule la défense des droits peut maintenir la stabilité » (维权就是维稳,维权才能维稳 ; weiquan jiu shi weiwen ; weiquan cai neng weiwen). S’ils prennent soin d’exclure de leur analyse les « contradictions politiques, ethniques et religieuses », ils soulignent la légitimité des demandes de droits des citoyens, demandes qui ne devraient pas être considérées comme des facteurs de trouble mais pour lesquelles devraient exister des possibilités institutionnelles de négociation et de compromis. Au lieu de réprimer le mouvement de défense des droits ou weiquan au nom du weiwen ou maintien de la stabilité sociale, les sociologues proposent à l’inverse d’institutionnaliser les demandes de droits des citoyens par une série de « mécanismes d’équilibrage » des intérêts sociaux. Six dimensions sont mises en exergue : la transparence et la publicisation des informations (xinxi huoqu jizhi), la possibilité de « réunir » les intérêts afin de faciliter l’élaboration des politiques publiques (liyi ningju jizhi), la possibilité d’exprimer des revendications (suqiu biaoda jizhi), celle d’exercer une pression (shijia yali jizhi), la consultation et la négociation entre différents intérêts (liyi xieshang jizhi), enfin des mécanismes de médiation et d’arbitrage (tiaojie yu zhongcai jizhi). Si chaque mécanisme est indispensable, les auteurs du rapport insistent plus particulièrement sur l’organisation des intérêts et l’expression des revendications, se référant explicitement aux syndicats ouvriers. Ils soulignent également le caractère déterminant du « mécanisme de pression » qui devrait inclure les rassemblements, les manifestations, les pétitions et les grèves. S’appuyant sur l’histoire du mouvement ouvrier dans les « sociétés modernes » telles l’Angleterre, ils affirment ainsi que « dans un contexte où capital économique et capital politique sont en position dominante, la grève est l’ultime et le plus efficace des procédés pour contraindre le patronat à revenir à la table des négociations. Ce n’est qu’en établissant clairement des procédures et des règles à la grève que celle-ci peut devenir un élément de la politique courante, de sorte que même une grève de grande ampleur ne représenterait pas une attaque totale de l’ordre fondamental de la société ; à l’inverse cela permettrait de libérer et d’éliminer les tensions qui pourraient entraîner un bouleversement social » (p. 23). « Imaginez, si les paysans migrants pouvaient négocier normalement avec le capital lorsque leurs salaires ne sont pas payés, s’il existait une voie institutionnelle pour exprimer leurs revendications, si la résistance des paysans migrants n’était pas tuée dans l’oeuf, verrait-on alors ces situations de conflits où l’on “se jette de l’immeuble pour négocier son salaire”ou l’on “négocie en tenant un couteau”? Ou encore, le Premier ministre du pays aurait-il besoin d’intervenir pour négocier les salaires ? » (p. 23).
Si les « mécanismes d’équilibrage des intérêts » mis en avant dans le rapport sont formulés de manière relativement abstraite, à partir des fonctions qu’ils devraient remplir, les exemples évoqués par les sociologues sont explicites : droit d’organisation syndicale et d’association, ainsi que droit de grève et de manifestation. Face à la multiplication des actions collectives de revendication et de protestation, et dans un contexte de répression accrue de ces mobilisations, les auteurs du rapport de Tsinghua, affirment non seulement la légitimité des demandes populaires et la nécessité d’offrir des formes institutionnelles d’expression à ces demandes ; mais ils critiquent également avec fermeté le modèle de maintien de stabilité qui conduit à la répression de ces mobilisations. Certains des auteurs du rapport, tels le sociologue Sun Liping (孙立平 1955- ), sont connus pour leurs analyses critiques de la « fracture sociale » chinoise (shehui duanlie) et leurs fréquentes prises de position publiques dans les médias les plus libéraux du pays comme le Nanfang zhoumo ou sur Internet. S’ils s’appuient dans leur rapport sur leurs enquêtes sur les mouvements sociaux en Chine, sur leur analyse des relations entre l’État et la société, leurs propositions font écho aux demandes de réforme émanant d’associations et d’ONG, mais elles offrent également des ressources intellectuelles à une partie des dirigeants tentée par la mise en oeuvre de nouvelles réglementations en matière de droit du travail par exemple.
Conclusion
En trois décennies, les réformes économiques initiées au sortir de la Révolution culturelle ont profondément transformé les structures de la société chinoise. Renaissant avec les réformes, la sociologie est à la fois un témoin et un acteur de ces transformations. Supprimée pendant près de trente ans, cette science sociale se reconstitue en discipline autonome en s’appuyant notamment sur l’intérêt que peuvent présenter ses productions pour les dirigeants du pays. Les trois rapports de recherche étudiés cristallisent à différentes périodes des enjeux centraux pour la société chinoise (et pour la sociologie) : la modernisation et l’urbanisation des campagnes, la différenciation sociale et la nouvelle stratification, les mouvements de défense des droits et de reconnaissance de différents groupes sociaux. Si l’étude de ces rapports de recherche – objets hybrides destinés à rapporter une réalité observée, mais aussi à influencer l’élaboration des politiques, ne donne pas à voir la structuration du champ sociologique au cours de cette période, elle éclaire néanmoins sous un autre jour les prises de position des sociologues et invite à appréhender des engagements en situation. Comme le montre la démarche adoptée par Fei Xiaotong, si l’autonomie se construit à partir de la création d’institutions, la formation de nouvelles générations, ainsi que l’ouverture aux développements les plus récents de la discipline à l’étranger, aux États-Unis et en Europe notamment, la légitimité s’acquiert par les enquêtes et l’engagement en faveur d’une certaine voie de modernisation de la Chine, soutenue par les partisans des réformes économiques. La mise en forme des problèmes, l’énonciation de solutions se font parfois de manière détournée et peuvent constituer des prises de risque. Faisant écho à des débats idéologiques et des rapports de force au sein de l’État-Parti, ces prises de position peuvent aussi contribuer à transformer la société, en orientant les choix des dirigeants politiques. La diffusion de ces rapports au-delà des cercles du pouvoir peut également produire des effets sur la société comme le révèle la réception du rapport sur la nouvelle stratification sociale dirigé par Lu Xueyi et l’effet produit par la reconnaissance de certaines catégories sociales. Enfin, les sociologues, comme Sun Liping et ses collègues de Tsinghua peuvent aussi se faire les porte-paroles des mouvements de défense des droits des groupes les plus vulnérables de la société et porter un regard critique sur la politique de maintien de la stabilité sociale menée par le régime chinois, tout en offrant des perspectives de réforme et d’orientation.
Bibliographie indicative
Équipe de recherche sur le développement social du département de sociologie de l’université Tsinghua, « Yi liyi biaoda zhiduhua shixian shehui de chang zhi jiu an » (Institutionnaliser les intérêts pour réaliser un ordre social de long terme), avril 2010, publication interne, 31 p.
Fei, Xiaotong, Fei Xiaotong wenji [Œuvres de Fei Xiaotong], Pékin, Qunyan chubanshe,1999. Lu, Xueyi (dir.), Dangdai zhongguo shehui jieceng yanjiu baogao [Rapport de recherche sur les strates sociales de la Chine contemporaine], Pékin, Shehui kexue wenxian chubanshe, 2002.
Merle, Aurore, « De la reconstruction de la discipline à l’interrogation sur la transition : la sociologie chinoise à l’épreuve du temps », Cahiers Internationaux de Sociologie, n°122, juin 2007. ——,« Vers une sociologie chinoise de la „civilisation communiste” », Perspectives chinoises, n°81, jan-fév. 2004.
Rocca, Jean-Louis (dir.), La société chinoise vue par ses sociologues, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. Roulleau-Berger, Laurence, et Guo Yuhua, Li Peilin, Liu Shiding (dir.), La nouvelle sociologie chinoise, Paris, Éditions du CNRS, 2008.
Sun, Liping, « Shehui zhuanxing : fazhan shehuixue de xin yiti » [La transition sociale : un nouvel enjeu pour la sociologie du développement], Shehuixue yanjiu [Études sociologiques], n°1, 2005.
Zhang, Lun, La vie intellectuelle en Chine depuis la mort de Mao, Paris, Fayard, 2003. ——,« Changement social et mouvements sociaux », Cahiers Internationaux de Sociologie, n°122, juin 2007.